Alfred Ruffin. Poésies variées et Nouveaux chats. 1890.
LE CHAT AU BAISEREn me voyant venir quand tu fermes les yeux
Pour me laisser poser un baiser sur ta tête,
Minet, tu ne sais pas quel sentiment pieux
Tu me fais éprouver, bonne petite bête !
Moi qui pourrais si bien sur ton frêle minois,
Te soulevant au bout de mon bras de colosse,
Me venger du respect effrayé que je dois
A ton royal cousin, le grand tigre féroce,
D'un si lâche dessein loin de me soupçonner,
Pour atteindre du front mes lèvres que tu charmes
Tu te hausses vers moi, fier de t'abandonner
A mes mains qui jamais ne t'ont causé d'alarmes.
ALFRED RUFFIN
GROUPE DE CHATSDans le grenier poudreux entrant comme un éclair,
J'aperçois, noblement assis dans l'un des angles,
Trois chats en regardant un quatrième, en l'air,
Qui les regarde aussi, du haut d'un lit de sangles.
Dans ma propre maison jamais, jusqu'à présent,
Je n'avais cru loger telle ménagerie,
Et leur groupe muet me paraît si plaisant
Qu'à leur barbe il s'en faut bien peu que je ne rie.
Mais à propos me vient cette réflexion
Que, tout seul contre quatre, ignorant leur langage
Pour expliquer mon rire et mon intrusion,
Si quelqu'un doit ici faire triste visage,
C'est moi, l'être à deux pieds, qui, d'un pas malheureux,
Suis venu m'égarer dans leur grave concile;
Et je m'enfuis bien vite, avant qu'ils n'aient entre eux
Le temps de demander : « Quel est cet imbécile? »
ALFRED RUFFIN
PASSAGE DE CHATJe me croyais tout seul en mon appartement,
Sur mes vers enrayés penchant ma tête lasse;
Je ne sais quelle voix me dit subitement :
« Regarde à ton côté, voici le chat qui passe! »
C'est lui! c'est bien mon chat, marchant sans plus de bruit
Qu'un flocon se posant à terre sur la neige;
J'ignore près de moi quel dessein l'a conduit,
Mais j'éprouve déjà que mon ennui s'allège.
A cette heure, sans lui je ne soupçonnais pas
Combien ma solitude était douce et paisible :
Du plancher qu'il traverse on dirait que ses pas
Dégagent le Silence et le rendent visible.
Son corps ondule ainsi qu'une suite de flots,
Et sa queue après lui traîne et lui fait escorte;
Ma lampe a sous son front allumé deux falots,
Puis il a disparu dans l'ombre de la porte.
Mais l'unique regard de ce spectre aux yeux verts
A vaincu la torpeur où sommeillait ma verve,
Et je croirai demain, ayant fini mes vers,
Qu'en songe cette nuit j'ai vu passer Minerve.
ALFRED RUFFIN